Défis et atouts de la France face à la révolution énergétique mondiale par Antoine Huard (2007)

Contexte – la situation mondiale

Le secteur de l’énergie est en train de vivre une révolution majeure à l’échelle mondiale. Encore marginales il y a 10 ans, les énergies renouvelables constituent aujourd’hui la première source d’électricité nouvellement mise en service chaque année dans le monde (58,5% des nouvelles capacités installées en 2014). Le seul parc éolien s’est agrandi de 51 GW en 2014 pour atteindre 370 GW soit près de 6 fois la puissance du parc nucléaire français. Eolien, solaire photovoltaïque et hydroélectrique représentent désormais 28% de la capacité mondiale installée.

Dans de nombreux pays les énergies éolienne et photovoltaïque sont désormais compétitives par rapport aux autres sources d’électricité si l’on compare les nouvelles capacités installées (1). En France, le récent appel d’offres de la CRE a révélé un prix de 70 €/MWh pour l’électricité produite par des centrales solaires au sol. Ce prix est de 82 €/MWh pour l’éolien et de £ 89.5/MWh pour l’EPR de Hinkley Point (Royaume-Uni). Les perspectives de baisse de coûts sont encore très prometteuses en particulier en ce qui concerne le solaire photovoltaïque : de nouvelles technologies basées sur des matériaux tels que le Pérovskite, sont actuellement en cours de développement dans les laboratoires (2). Les premiers résultats obtenus indiquent qu’une division par cinq du prix des panneaux solaires serait techniquement possible avec le déploiement de cette nouvelle génération de cellules photovoltaïques, dont l’arrivée sur le marché est attendue au cours des 10 années qui viennent.

Cette révolution du secteur de l’énergie s’inscrit dans une dynamique plus large, que Jeremy Rifkin a nommé la 3ème Révolution Industrielle (3), et qui résulte de la convergence entre les nouvelles technologies de la communication et de l’information et les nouvelles technologies de production d’énergie d’origine renouvelables. Cette révolution est marquée par le passage du système traditionnel centralisé, constitué de monopoles intégrés verticalement, vers un système décentralisé et collaboratif, dont le coût marginal de production du kWh tend vers zéro.

Locales par essence, les énergies renouvelables répondent à une volonté des territoires, des collectivités, des entreprises et des particuliers, de devenirs moteurs dans la transition énergétique et de prendre en main leur production et leur consommation d’énergie. Cette évolution d’un consommateur passif vers un « prosumer » (un consommateur également producteur d’une partie de son énergie) s’accompagne d’une remise en question des modèles monopolistiques et des rentes associées. Les utilities aujourd’hui confrontées à ce défi tentent de trouver des réponses, soit au travers d’actions de lobbying et de communication (le groupe Magritte, constitué des principaux énergéticiens européens, plaide ainsi pour une réforme complète du système de rémunération de l’électricité en Europe), soit en se restructurant pour s’adapter à cette nouvelle donne (EoN a ainsi annoncé en décembre 2014 la scission de toutes ses activités de production électrique conventionnelle). Dans un parallèle inattendu, l’effet disruptif des énergies renouvelables sur le secteur peut ainsi être comparé à celui d’Uber sur les taxis, de Blablacar sur la SNCF ou d’Airbnb sur l’industrie hôtelière, autant d’exemples qui participent de ce mouvement global vers la réduction voire la disparition des coûts marginaux.

A ce constat, vient s’ajouter la prise de conscience que cette révolution en cours est probablement notre chance la plus sérieuse de s’attaquer aux immenses défis du XXIème siècle : le réchauffement climatique, évidemment, mais aussi l’alimentation en énergie d’une population mondiale qui atteindra près de 10 milliards d’habitants en 2050 – en particulier l’électrification de l’Afrique, prérequis indispensable à la généralisation de l’accès à l’éducation et la santé. La capacité des énergies renouvelables à être déployées localement en font la solution d’électrification la plus pertinente à court terme pour des pays n’ayant ni les moyens ni le temps de s’équiper d’un réseau de lignes à haute tension indispensable à tout système reposant sur des moyens de production « traditionnels » centralisés. A plus long terme, la présence de réseaux d’interconnexion demeure cependant essentielle pour permettre la collaboration à grande échelle de l’ensemble des acteurs disposant de moyens de production afin d’aboutir à un véritable « internet de l’énergie ». Les pays émergents s’équiperont progressivement pour connecter les différents acteurs qui se seront développés à l’échelon local, les pays déjà équipés devront quant à eux adapter leurs réseaux existants à ces nouveaux usages.

Cette révolution est donc porteuse de défis importants pour le modèle énergétique traditionnel en vigueur dans de nombreux pays et en particulier en France, mais elle ouvre la voie à des opportunités inespérées de trouver des réponses aux enjeux des décennies à venir. Il s’agit d’un mouvement de fond qu’il serait totalement vain de chercher à freiner pour préserver telle ou telle rente de situation. Au contraire, même si la France a pris un retard qui commence à être préoccupant, elle conserve des atouts qui devraient lui permettre, si les bonnes décisions sont prises, de devenir un des leaders de cette nouvelle donne énergétique.

Constat – le retard français

Le Royaume-Uni, qui ne se distingue pas par un ensoleillement particulièrement enthousiasmant, a installé 2,27 GWc de centrales solaires en 2014 et sa capacité totale installée atteint près de 8 GWc à la mi-2015. L’Allemagne dispose d’un parc solaire total de près de 40 GWc. En comparaison, avec seulement 4,9 GWc, dont 0,9 GWc en 2014, la France semble ne pas avoir pris la pleine mesure de cette révolution et se trouve par conséquent de plus en plus distancée. L’hydraulique représente certes 13,5% du mix électrique, mais l’éolien seulement 3,7% et le solaire 1,3% (4). La loi de transition énergétique prévoit toutefois, d’ici 2030, de porter la part des énergies renouvelables à 32% de la consommation finale brute d’énergie soit 40% du mix électrique, ce dont on pourrait se réjouir si la condition préalable pour tenir cette trajectoire (une réduction de la part du nucléaire à 50% du mix électrique d’ici 2025) n’était pas aussi peu crédible.

Les causes de ce retard sont connues : instabilité réglementaire et fiscale, complexité des procédures d’urbanisme, et absence totale de visibilité pour les acteurs économiques. A titre d’exemple, les producteurs sont aujourd’hui mis en concurrence par un système d’appels d’offres lancés par les pouvoirs publics et instruits par la CRE. Or, au rythme d’un appel d’offres tous les deux ans, avec un volume limité (400 MWc par appel d’offres) et un délai d’instruction de 6 mois avant publication des résultats, ce mécanisme ne permet pas aux entreprises de piloter sereinement leur activité sur le marché français.

Les principales conséquences de ce retard sont triples.
– D’une part le marché domestique trop restreint empêche les jeunes entreprises de la filière renouvelable française de se développer, et fragilise également les entreprises plus matures engagées dans la concurrence internationale pour aller capter des parts d’un marché mondial en pleine explosion.

– D’autre part, ce retard risque d’entrainer à long terme une perte de compétitivité de notre électricité. Certes, les 40 GWc de capacité solaire photovoltaïque déployés en Allemagne ont eu un coût significatif en raison du prix encore élevé des panneaux solaires à l’époque, se traduisant à court terme par une augmentation du coût de l’électricité pour les ménages allemands. Mais ces installations produiront une électricité très bon marché une fois cet investissement initial amorti (d’ici une quinzaine d’années), exactement de la même façon que notre parc nucléaire construit dans les années 80 nous assure aujourd’hui une électricité compétitive (5).

– Enfin, et il s’agit sans doute du problème le plus préoccupant : le faible développement de notre marché domestique pourrait, faute d’avoir su créer l’écosystème adéquat, nous faire manquer les virages technologiques majeurs qui sont en train de se dessiner partout ailleurs dans le monde. Le passage du système centralisé historique à un système décentralisé, entraine le développement de nouveaux secteurs : gestion de l’énergie, stockage, etc. L’annonce récente de l’entreprise californienne Tesla qui propose une batterie domestique rechargeable et couplée à un système de gestion de l’énergie intelligente et connectée (6), est certainement l’exemple le plus connu mais ne doit pas faire oublier que de tels systèmes sont également déjà proposés par des entreprises telles que Bosch, Siemens, Samsung ou Panasonic (7) et équipent des milliers de foyers allemands ou italiens. Il s’agit de prendre garde à ce que l’on pourrait appeler « l’effet Minitel », transposé dans le contexte de l’énergie : que notre tendance naturelle à focaliser le débat sur un objet légitime de fierté nationale (le nucléaire) ne nous conduise pas à négliger les prochains relais de croissance sur lesquels le reste du monde investit massivement.

Ce retard n’est pas une fatalité et le contexte actuel est favorable à une prise de conscience tant chez les acteurs économiques que politiques : vote de la Loi de Transition Energétique, Programmation Pluriannuelle de l’Energie, conférence COP 21 à Paris, mise en œuvre d’un nouveau mécanisme de marché pour les énergies renouvelables à compter du 1er janvier 2016 : rarement les conditions n’auront été autant réunies pour redonner à ce secteur les moyens d’atteindre les objectifs ambitieux qui lui ont été fixés, et permettre à la France de figurer parmi les pays les plus en pointe sur le sujet.

Propositions – choisir ses batailles, miser sur les industries de demain et devenir un pays incontournable dans cette nouvelle donne énergétique

L’exemple du solaire photovoltaïque est édifiant. Les multiples hésitations des 5 dernières années nous ont conduits à manquer l’opportunité de faire émerger une industrie française de cellules et panneaux photovoltaïques. Sur ce marché, désormais totalement commoditisé, les leaders chinois ont la capacité de dégager des économies d’échelle sans commune mesure avec les nôtres. Mais une centrale ne se limite pas à ses panneaux et la France a des atouts considérables pour devenir un pays leader dans les autres domaines qui, avec la baisse du prix des modules, tendent à représenter une part toujours croissante de la valeur ajoutée d’un projet. Nous avons des entreprises dont l’expertise est reconnue mondialement sur des équipements tels que les onduleurs, les transformateurs, l’électronique de puissance, les réseaux, les batteries, etc. Or c’est précisément dans ces segments que se trouvent les réponses aux principaux défis à relever pour les énergies renouvelables : l’intégration au réseau, la fourniture de services système, la gestion de l’énergie, le stockage… Il est donc crucial de ne pas répéter les errements du passé, et de donner à la filière de vraies perspectives afin que la visibilité retrouvée incite les investisseurs à s’engager. Le potentiel de création d’emplois non délocalisables est immense. Les fonctions à haute valeur ajoutée (R&D, conception, ingénierie, gestion d’actif), la fabrication de la plupart des matériels électriques, l’installation, et la maintenance, peuvent rester localisées en France (8). Cela représente plus de 80% de la chaine de valeur d’un projet éolien ou solaire.

Ce choix franc et ambitieux pourrait par exemple se décliner selon les propositions suivantes :

a. Fixer un objectif 2025 de 25 GWc de solaire photovoltaïque et 30 GW d’éolien. Cela représente un rythme annuel de 2 GWc de solaire photovoltaïque et 2 GW d’éolien, tout à fait raisonnable au regard de la trajectoire suivie par l’Allemagne depuis 10 ans, a fortiori compte tenu du fait que le coût de déploiement est aujourd’hui bien moindre qu’à l’époque.

b. Décliner cet objectif de manière annuelle avec des mécanismes clairs pour l’attribution des volumes et une pérennité du dispositif garantie par l’administration (mettre fin à la corrélation usuelle avec le calendrier politique du moment).

c. Simplifier les procédures d’urbanisme et encadrer davantage les possibilités de recours abusifs, qui alourdissent dramatiquement le coût et le temps de développement des projets. Certaines mesures (certificat de projet, guichet unique, etc.) vont dans le bon sens mais doivent être approfondies.
d. Introduire de la concurrence dans la procédure de raccordement des projets au réseau, en s’inspirant de l’exemple de nombreux pays européens et notamment le Royaume-Uni. L’électricité solaire ou éolienne serait encore plus compétitive si les coûts de raccordement ne subissaient pas une inflation totalement incontrôlée, conséquence directe du monopole d’ERDF.

e. Assurer la progressivité de la transition entre l’ancien mécanisme de soutien (obligation d’achat) et le futur système d’intégration au marché qui sera mis en place à compter du 1er janvier 2016 (9). Cette progressivité devrait prendre la forme d’une période de coexistence des deux dispositifs pendant une durée minimale de deux ans, afin de permettre aux acteurs du financement (banques et investisseurs privés) de s’adapter et éviter que ce transfert du risque aux producteurs ne se traduise par une augmentation trop importante du coût d’accès aux capitaux avec pour conséquence une dégradation de la compétitivité du kWh produit, qui irait à l’encontre de l’effet recherché.

f. Encourager le déploiement de l’autoconsommation, en mettant fin au système actuel de tarification de l’électricité dont les prix artificiellement bas ne reflètent pas les vrais coûts (10). La hausse du prix, continuellement réclamée par EDF, permettra d’une part de mener les investissements nécessaires dans le parc nucléaire existant et son futur démantèlement, et d’autre part d’inciter les consommateurs à s’équiper de systèmes d’autoconsommation et de gestion de l’énergie, offrant ainsi un débouché aux futurs « Tesla français ».

Les atouts économiques (11) dont la France dispose pour jouer les premiers rôles dans la révolution énergétique actuelle sont nombreux, et les mesures qui permettraient de les laisser exprimer tout leur potentiel sont relativement simples à mettre en œuvre. Ces diverses propositions devront s’accompagner d’une réforme en profondeur du marché de l’électricité et du mode de financement des réseaux, deux sujets trop vastes pour avoir été abordés dans ces lignes mais qui font l’objet d’une abondante littérature.

Cette révolution débouchera sur un nouveau paradigme qui s’imposera irrésistiblement en France comme ailleurs. Tout l’enjeu est de savoir si des entreprises françaises auront pu prendre ce virage à temps pour tirer leur épingle du jeu et faire partie des acteurs incontournables de demain. C’est possible, mais il n’y a plus de temps à perdre : les mutations fulgurantes qui sont à l’œuvre ne nous attendront pas.

Notes :
1) “Levelized Cost of Electricity Renewable Energy Technologies (Nov. 2013)” et “Current and Future Cost of Photovoltaics (Feb. 2015)” – Institut Fraunhofer.
2) Voir notamment les travaux du Professeur Michael GRÄTZEL de l’EPFL et du Professeur Prof Henry Snaith de l’Université d’Oxford
3) Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution Industrielle, aux éditions « Les Liens qui Libèrent »
4) RTE, Panorama des Energies Renouvelables 2014
5) Les énergies renouvelables, comme le nucléaire, sont des investissements à forte intensité capitalistique mais dont les coûts d’exploitation sont relativement faibles en comparaison. Une fois l’investissement initial amorti, l’électricité produite est donc en mesure d’être vendue à un prix très faible – a fortiori dans le cas du solaire ou de l’éolien, le soleil et le vent étant gratuits.
6) http://www.teslamotors.com/fr_CH/POWERWALL
7) Voir par exemple : http://bosch-solar-storage.fr/ ou http://www.samsungsdi.com/ess/residential-commercial-solution
8) Etude E-Cube : Politiques de développement des énergies renouvelables (août 2012)
9) Il s’agit d’un mécanisme de « complément de rémunération » consistant à verser au producteur une prime ex-post venant combler l’écart entre le prix spot et un niveau de rémunération déterminé ex-ante au moyen d’appels d’offres.
10) Dès 2016, les tarifs verts et jaunes, qui s’appliquent aux sites dont la puissance de raccordement dépasse 36 kVa, vont redevenir libres. C’est un premier pas encourageant en attendant que cette mesure soit étendue aux tarifs bleus.
11) A ces atouts économiques viennent évidemment s’ajouter des points forts climatiques bien connus : la présence de 3 régimes de vent, 11 millions de km² d’espace maritime, et un ensoleillement très favorable dans la moitié sud du pays.

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