L’Agence Européenne de la Dette (AED) par Pavel DIEV et Laurent DANIEL

L’Agence Européenne de la Dette (AED) : comment organiser l’émission de titres synthétiques adossés un portefeuille d’obligations souveraines des États membres de la zone euro par Pavel DIEV et Laurent DANIEL

Dans l’article Vers une Agence Européenne de la Dette (AED) (Danie et Diev, 2011), nous avions présenté un schéma institutionnel d’agence européenne émettant des obligations européennes ou « Eurobonds » pour financer la dette souveraine des États membres. L’AED assurerait une plus grande cohésion et une meilleure surveillance des politiques budgétaires nationales des États membres de la zone euro et permettrait ainsi de renforcer le pilier budgétaire de l’Union Économique et Monétaire (UEM) qui reste beaucoup moins intégré que ne l’est la politique monétaire dans le cadre de l’Eurosystème. De plus, l’AED permettrait d’assurer la couverture des besoins de financement des États de la zone euro tout en minimisant la charge d’intérêt, grâce à la réduction de la prime de liquidité. Elle contribuerait également à assurer la stabilité financière de l’ensemble de la zone euro en rassurant les investisseurs sur les capacités de refinancement des États de la zone euro.

Il nous a apparu utile de rédiger ce billet compte tenu des derniers développements intervenus au cours de ces cinq dernières années notamment le regain d’intérêt pour l’émission d’obligations conjointes européennes (ESBies) mais aussi la mise en place d’un assouplissement quantitatif massif de la part de l’Eurosystème et l’appétit encore plus fort pour des titres sûrs européens.

 

Résumé du fonctionnement de l’AED

Nous proposions un modèle d’émission adossées à Fonds de garantie alimenté par les pays les plus risqués et permettant de compenser les écarts en termes de risques de crédit entre pays participants à l’émission conjointe. Ceci permet d’assurer la neutralité en termes de risque de crédit du dispositif et supprime donc l’aléa moral car un pays voit son risque de crédit « pricer » et n’est donc pas incité à relâcher ses efforts budgétaires du fait de l’émission d’Eurobonds. Le tableau ci-dessous rappelle les principales caractéristiques relatives au mécanisme que nous proposons à l’aune des possibles critiques.

 

Critiques Réponses de l’AED
Gains limités pour les pays vertueux
Augmentation du coût de financement pour les pays vertueux Grâce au fonds de garantie il y a un rehaussement de crédit + gain de liquidité
Risque accentué de renflouement il n’y a pas de renflouement, le Fonds de garantie est la seule « assurance » des investisseurs
Aléa moral Mécanisme de sanctions : primes basés sur les fondamentaux et exclusion de l’AED en cas de comportements non coopératifs
Nécessité préalable d’une plus grande coopération budgétaire Coordination des besoins de financement des Etats faisant partie des modalités de fonctionnement de l’AED
Disparition d’indicateurs de marché  
Disparition progressive du CDS Possibilité toujours offerte d’émissions nationales : conservation d’un CDS national
Disparition de l’indicateur d’anticipations d’inflation Si émissions indexées de l’AED, les titres de l’AED fourniraient également un indicateur d’anticipations d’inflation
Rupture structurelle des indicateurs de finances publiques de la zone euro Indicateurs structurels nationaux de dette publique et de déficit public toujours disponibles
Prime d’incompréhension Transparence de l’AED sur son fonctionnement
Disparition des agences nationales de la dette  
Fin de la possibilité du « roll over » des titres nationaux L’AED et les agences nationales de la dette peuvent être intégrés dans un système fédéral de type SEBC.
Révision de la gestion de la trésorerie Coordination entre agences nationales et AED
Perte de contact avec les marchés Mise en œuvre décentralisé des émissions

 

La proposition d’ESBies

De nombreux auteurs ont proposé la création d’Eurobonds sous divers formes. Une ligne de partage entre les différentes propositions est la garantie offerte aux investisseurs. Le papier de Von Weizsacker et Delpla (2010) – « the Blue-Red bond proposal » – est l’exemple le plus connu d’Eurobonds bénéficiant d’une garantie jointe des États membres de la zone euro. En revanche, la proposition de « European Safe Bonds (ESBies) » de Brunnermeier et al. (2011) n’implique pas de garantie jointe. Les États membres restent les seuls responsables du remboursement de leur dette souveraine. Cette proposition a comme principal avantage l’acceptabilité politique de la proposition car elle respecterait le principe de « non-renflouement » inscrit dans le Traité.

Divers papiers, dont le nôtre, ont proposé des variantes d’Eurobonds synthétiques basées sur le principe d’absence de garantie jointe[1]. Toutes ces contributions supposent une institution centrale qui sert d’intermédiaire entre les États membres (auxquels elle rachète la dette nationale) et les investisseurs (auxquels elle vend des Eurobonds  adossés aux titres nationaux des États membres). La proposition de Brunnermeier et al. (2011) suppose des émissions en tranches : senior et junior. En cas de défaut d’un État-membre, les titres juniors sont les premiers à subir des pertes. Ce mécanisme de rehaussement permet donc à la tranche senior d’être très sûre : c’est la partie qui est véritablement le « Safe Bond ».

La proposition de Brunnermeier et al. (2011) a été reprise récemment par le Comité européen du risque systémique (CERS)[2]. En septembre 2016, le Conseil général du CERS a créé un Groupe de travail de haut niveau sur les actifs sûrs, présidé par Philip Lane, gouverneur de la Banque centrale d’Irlande, dont le mandat est d’étudier la création éventuelle de titres synthétiques adossés un portefeuille diversifié d’obligations souveraines[3]. L’objectif de notre billet est de contribuer à ce débat ravivé.

 

Comparaison ESBies/AED

Le principal point commun entre les deux propositions est l’absence de mutualisation. C’est un argument en faveur de l’acceptabilité politique des propositions. Autre point commun, les deux propositions s’appuient sur une titrisation des dettes nationales. Il en résulterait la création d’un actif pan-européen liquide (marché de plusieurs milliers de milliards) qui devrait améliorer la stabilité financière de la zone euro.

En revanche, une différence fondamentale entre les deux propositions réside dans le mécanisme de rehaussement de crédit utilisé pour assurer un haut niveau de sûreté des titres émis : « tranching » pour les ESBies, Fonds de garantie pour l’AED. Cette différence est importante car la tranche junior des ESBies (30% des émissions dans le scenario de base décrit par Brunnermeier et al. (2016)) représenterait des volumes importants de titres risqués, a priori difficiles à placer sur les marchés (peu d’appétit de la part des investisseurs). Si la tranche junior n’arrivait pas à être placée, toute la mécanique des ESBies se trouverait grippée. À la différence des ESBies, l’AED n’émettrait pas de titres juniors mais disposerait de larges réserves liquides (Fonds de garantie) qui assureraient la fonction d’absorption des pertes en cas de défaut d’une contrepartie.

Autre différence, les ESBies peuvent être créés par des acteurs privés (banques ou SPV). En revanche, l’AED est conçue comme une (nouvelle) institution européenne regroupant les agences de dette nationales. Nous pensons que le statut d’institution européenne de l’émetteur devrait accroitre la sureté et la crédibilité des émissions.

Enfin, les ESBies n’ont pas comme objectif d’inciter à la discipline budgétaire. La discipline budgétaire s’opèrerait via les marchés nationaux qui coexisteraient en parallèle au marché des ESBies. Il en résulterait une segmentation qui serait préjudiciable aux marchés de la dette nationale et difficilement acceptable pour les « debt managers » nationaux. À la différence, l’AED vise à assurer la discipline budgétaire par la gestion du risque (haircuts/surcotes) destinée à alimenter le Fonds de garantie. Cette gestion devrait minimiser l’aléa moral qui découle des émissions conjointes.

 

Généralisation des émissions conjointes actuelles

 

L’AED ne serait pas la première institution européenne émettant des obligations souveraines au nom de l’ensemble des pays de la zone euro. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) mis en place en 2013 et qui a pris la suite du Fonds européen de stabilité financière (EFSF) émet en effet des Euro-obligations lui permettant de prêter aux États de la zone euro sous-programme d’assistance financière.

 

Rassembler au sein de l’AED toutes les émissions communes de la zone euro clarifierait et augmenterait la visibilité du renforcement du pilier budgétaire et de l’unification du marché monétaire et souverain de la zone euro. Pour les États ayant les fondamentaux les plus dégradés, les prêts de l’AED se ferait en contrepartie d’une conditionnalité et la signature d’un MoU, comme le fait actuellement le MES.

 

Conclusion et ouverture

 

En plus des gains que nous avions identifiés lors de la rédaction de notre article en 2011 (pallier à l’insuffisance structurelle de l’Union monétaire : marché monétaire unifié – marché de la dette fragmenté, donner une alternative crédible au marché américain des Tresuries et renforcer le rôle de l’euro en tant que monnaie internationale, réduire les coûts de financement des États de la zone euro et renforcer sa stabilité financières en rassurant les investisseurs sur la capacité d’accès aux marchés de tous les pays membres de la zone), nous pouvons désormais en ajouter deux :

– Unifier au sein d’une seule institution pérenne les émissions de titres conjoints aux pays membres de la zone euro

– proposer un titre public sûr pour l’ensemble de la zone euro disponible pour les achats de l’Eurosystème pour le programme d’assouplissement quantitatif mené dans le cadre de la politique monétaire de la zone euro

– créer une véritable enceinte de coordination des politiques budgétaires des États membres de la zone euro à travers la planification de leurs émissions conjointes de dette.

 

 

Références

 

Boonstra, W. (2010).  How EMU can be strengthened by central funding of public deficits. Cahier  Compte  Boel  Nr.  14  \The  Creation  of  a  Common  Bond  Market »  March

 

Brunnermeier, M. K., Garicano, L., Lane, P., Pagano, M., Reis, R., Santos, T., Thesmar, D., Van Nieuwer-burgh, S., & Vayanos, D. (2011).  European Safe Bonds (ESBies).  The Euronomics Group.

 

Markus K. Brunnermeier, Sam Langfield, Marco Pagano, Ricardo Reis, Stijn Van Nieuwerburgh and Dimitri Vayanos (2016), ESBies: Safety in the tranches, ESRB Working paper no. 21

 

Hild, A. M., Herz,  B., & Bauer,  C. (2014). Structured eurobonds: Limiting liability and distributing profits. Journal of Common Market Studies , 52 (2), 250–267.

 

Von Weizsacker, J. & Delpla, J. (2010). The Blue Bond proposal. Policy Brief 3, Bruegel.

 

Beck, T., Wagner, W., & Uhlig, H. (2011). Insulating the financial sector from the European debt crisis: Eurobonds without public guarantees.  VoxEU.

 

Daniel, L. & Diev, P. (2011) Vers une agence européenne de la dette ?, Revue de l’OFCE, 116, Janvier 2011

[1] Boonstra, W. (2010), Beck, T., Wagner, W., & Uhlig, H. (2011), Hild,  A. M., Herz,  B., & Bauer,  C. (2014).

[2] Brunnermeier et al. (2016).

[3] Press release, ESRB General Board meeting in Frankfurt, 29 September 2016.

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